Martin Miguel
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1996 "Ecrit sur un pan de mur de couleur" (R. Monticelli)

Ecrit sur un pan de mur de couleur.

I. On se souvient du passage qui commence ainsi :
"Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Les hommes trouvèrent une plaine et ils s’y établirent. Ils se dirent "Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !"
Or c’est exactement l’inverse qui s’est produit : c’est parce que nous nous sommes mis à bâtir des villes et des tours que nous avons commencé à nous disperser sur toute la terre, c’est parce que les hommes de Babel nous ont appris à cuire des pierres et à les assembler que d’une seule et pauvre langue, nous avons tiré la chaude et douce confusion de nos parlers multiples.
C’est ainsi que le mythe biblique nous apprend que la richesse de nos langues s’inscrit dans nos rêves de bâti. Soyons plus précis : dans le même moment, Babel invente le bâti et sa lente mise en ruine, puisque la tour demeurera à jamais inachevée… Et c’est justement dans ce moment où les hommes rêvent de bâtir et où ils apprennent que ce rêve n’aura pas d’achèvement que naissent les langues.

II. Les rêveurs de Babel se servaient de bitume comme de mortier, comprenons que c’est avec du bitume qu’ils faisaient tenir les briques ensemble… Et c’est de bitume que s’était servi Noé pour assurer l’étanchéité de son arche.
Le bitume est toujours employé dans le génie civil. Il sert, notamment au revêtement de nos routes et à l’isolation de nos bâtiments. Le terme nous vient directement du latin "bitumen", avec le même sens qu’en français moderne. Le beau de notre affaire c’est que le même mot "bitumen" a donné notre moderne béton.
Nous produisons du béton en mêlant aussi intimement que possible du ciment, de l’eau et des granulats… Nous n’avons plus besoin, dans ce cas, de faire cuire des briques de terre. Nous ne faisons plus durcir par le feu nos pierres fabriquées, mais par l’eau…
Nous nous servons de ciment pour produire soit du béton, soit du mortier. Originellement "ciment" ne signifie rien d’autre que pierre.
Notre ciment moderne se présente sous la forme d’une fine poussière qui résulte du broyage minutieux de calcaire et d’argile cuits à de hautes températures. Aussi pouvons-nous dire qu’à l’inverse des hommes de Babel, nous faisons cuire nos pierres avant de les mouler. Au moment où il durcit, le ciment rend au mortier ou au béton qu’il produit un peu de la chaleur qui l’a produit.
Les pierres d’artifice qui, soutenues et guidées par des squelettes de métal, naissent du béton peuvent adopter pratiquement toutes les formes, seul les limite notre pouvoir de produire des coffres capables de contenir nos rêves de formes, le temps que le béton durcisse. Nos architectes et urbaniste disposent ainsi, on le voit, d’une liberté proprement écrasante.

III. Le mortier mérite à lui seul que l’on s’y intéresse d’un peu plus près… Si on cherche à le différencier du béton, on dira que le mortier, composé de ciment, d’eau et de sable plus ou moins fin, produit une pâte qui, étalée en pellicule de surface, permet de recouvrir pour protéger, cacher et embellir, ou, disposée en masses plus importantes, sert à joindre et faire tenir ensemble des éléments du bâti.
Il faut noter que cette pâte a reçu en fait le nom du récipient dans lequel on la produit. "Mortier" désigne d’abord la cuve dans laquelle le maçon établit ses doses, fait son mélange et gâche sa pâte en la malaxant. C’est cet outil que, sur nos chantiers, nous appelons gamate. "Mortier" désigne aussi tout récipient dans lequel on peut doser, broyer, malaxer, mélanger toutes sortes d’ingrédients. Ainsi, jusqu’à l’époque industrielle, le mortier est l’outil principal de la production de couleurs par le peintre : c’est là qu’on réduit les matières premières en poudres qui serviront à colorer… Dans le mortier du peintre viennent ainsi se transformer toutes les matières végétales et minérales, les restes des feux, charbons, cendres et suies, et les matières organiques : tous ces objets du monde qui serviront à représenter le monde.

IV. Voici quelques-unes des réflexions que l’on remue et malaxe en soi-même devant les pans de mur de couleur de Miguel… Ce rêve d’un bâtir sans cesse inaccompli sans cesse nous pousse à dire et on reste pourtant ainsi au seuil de dire. Ce pan de mur, hélas, ne dicte pas ce qu’il faut dire… Bien au contraire, il est la construction tangible et visible et présente de ce qu’est toute absence et laisse ainsi au seuil du silence. Au moins, s’il ne dicte pas ce qu’il faut dire, apprend-il comment dire, et c’est ainsi : se tenir entre rêve de parole et incessant silence, se disperser pour fleurir, ne montrer de nos maisons que des pans ou des bribes, imposer au yeux des fenêtres et des portes infranchissables, grâce à quoi il serait bien possible de disparaître enfin.

V. C’est avec le mortier que le peintre classique fabrique ses couleurs.
C’est avec des couleurs que Miguel fabrique son mortier.

Raphaël Monticelli
Mai 1996

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