Martin Miguel
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1988 "Charvolen Maccaferri Miguel" (Groupe 70)(R. Monticelli)

CHARVOLEN, MACCAFERRI, MIGUEL

GROUPE 70

A - EN GUISE DE PRELIMINAIRES

1 - genèse d’un groupe
C’était en 1968, entre janvier et octobre. Il y a vingt ans... Alocco et moi avions décidé de constituer un lieu de recherche, de réunion, de prises de position où pourraient débattre écrivains et peintres. Ainsi prenait forme le groupe INterVENTION. Alocco parlait de Viallat, de Saytour, et m’engageait à prendre contact avec Dolla. Ce que je fis. Noël Dolla habitait alors une mansarde où il avait accueilli Serge Maccaferri, et, dès son retour du service militaire, en septembre, Martin Miguel. C’est ainsi que, durant cette année 68, comme en écho au mouvement de mai-juin, il y avait peinture et discussions autour de thèmes parfois saisis chez Ben, parfois dans une de ces lettres dont Viallat n’était jamais avare, parfois sortis d’un mot de Duchamp ou d’une phrase de Picabia, d’une note de Matisse ou d’un texte de BMPT. Outre la revue INterVENTION, nous participions au dossier 68, forme sous laquelle Jacques Lepage reprenait cette année-là le festival des Arts Plastiques Méditerranéens. Il en avait confié l’organisation à Alocco, Saytour et Viallat ; C’est ainsi que Charvolen, alors étudiant à Marseille, nous rejoignait.
Ce qui était dans l’air touchait à une sorte d’idéologie de la mise en cause de l’art, du rôle et du statut de l’artiste, des formes, des arts plastiques... Le heurt avec le structuralisme, la linguistique, le marxisme, la psychanalyse, conduisait à questionner les éléments minima de la peinture - de l’art - (le geste minimum, l’objet minimum). Dans des réflexions que l’on souffre un peu aujourd’hui de trouver bien lourdes, se mêlaient les problèmes de sens, de finalité, d’objet, de structure, de contexte... C’est ainsi que par raccourci, nous disions que, dans le groupe INterVENTION, se mettait en place les éléments théoriques que l’on reconnaît communément aujourd’hui dans le groupe « Support-Surface ». Je passe volontairement sous silence les autres activités d’INterVENTION cette année-là, me limitant à ce qui me semble avoir contribué à la constitution du groupe 70.
Durant l’année 1969, INterVENTION comprenait donc Alocco, Dolla, Maccaferri, Miguel, Saytour, Viallat, auxquels il faudrait ajouter des peintres comme Arden Quin, et des écrivains ou penseurs comme Giordan ou Martin. L’activité du groupe se manifestait notamment par une exposition à Rome avec Alocco, Dolla, Saytour et Viallat, l’organisation de la section niçoise de l’exposition Environs à Tours où je présentais Alocco, Ben, Dolla, Chubac, Farhi, Maccaferri, Miguel, Pagès, Say tour, Viallat ; pratiquement dans la même période, au salon de Mai du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris la sélection niçoise comprenait Alocco, Charvolen, Ben, Saytour, Viallat et Pagès.
Je ne voudrais pas lasser avec ces séries de noms si souvent semblables. Mais je crois qu’elles sont parlantes ; elles témoignent des réseaux qui se mettaient alors en place et laissent supposer les contacts et débats auxquels on pouvait se livrer. L’histoire de cette période de la peinture française reste à écrire. Elle ne pourra pas faire l’économie des documents... Mon objectif était de montrer que les peintres qui allaient former le groupe 70, comme ceux qui allaient constituer « Supports - Surfaces », (ou encore des créateurs qui restèrent en dehors de ces groupes tout en partageant certaines de leurs préoccupations comme Alocco ou Pagès) sont issus d’une même mouvance, se heurtaient aux mêmes problèmes, se rencontraient dans les mêmes lieux, étaient visibles dans les mêmes expositions, et sans doute se formaient dans les mêmes conditions.
C’est en 1970 donc que, les choses se décantant, les groupes se sont peu à peu construits. Si, en février 1970 l’exposition « de l’Unité à la Détérioration » réunit encore Alocco, Bioulès, Buren, Cane, Charvolen, Mosset, Dezeuze, Dolla, Osti, Parmentier, Toroni, Viallat (...), c’est dès le mois de mars que le groupe 70 fixe sa date de naissance lors de l’exposition, chez de la Salle, à Vence, de Alocco, Charvolen, Miguel, Maccaferri, Osti et Dolla, même si la première exposition intitulée groupe 70 eut lieu en janvier 1971, dans un appartement du vieux Nice à l’instigation de Marcel Alocco qui faisait se rencontrer, pour la première fois dans une manifestation, l’équipe des cinq au complet avec Chacallis, Charvolen, Isnard, Maccaferri, Miguel.

2 - Préliminaires 2 / quelques considérations d’ordre théorique
Et j’hésite en écrivant théorique... ça fait sérieux... trop peut-être. J’entends que si des groupes différents se sont constitués cela tient à des points qui concernent davantage la pratique de la peinture et la réflexion que cette pratique suppose et implique, que la seule question de la stratégie du marché.
Le temps était, disais-je, à la mise en cause de l’art... Truisme qui définit somme toutes bien des époques, bien des moments mouvementés de l’histoire de l’art. Qu’avait donc cette période de particulier ? Dans une première approche je reprendrais l’une des premières idées qui nous venait alors à l’esprit : ce mouvement, notamment dans notre contexte niçois, s’opposait au Nouveau Réalisme, tout comme le Nouveau Réalisme, par bien des aspects, s’opposait à l’Ecole de Paris... Mais si le Nouveau Réalisme d’un Arman ou d’un Raysse s’opposait à un certain académisme plastique, c’était en quittant le domaine strict des arts plastiques, des moyens, des outils et des procédures de la peinture. A la fin des années 60, au contraire, la question était de mettre en cause un certain nombre de thèmes et de problèmes des abstractions des années 50 en utilisant les mêmes armes, ou, si l’on préfère, en utilisant outils, moyens, supports et procédures de la peinture.
Il ne s’agissait, par ailleurs, pas plus de revenir à la figuration qu’il n’était question de revendiquer l’abstraction...Par bien des aspects, les problèmes que se posait ce secteur de l’avant-garde française peuvent s’analyser dans la continuité à la fois de l’Abstraction et du Nouveau-Réalisme, dans sa façon de se poser la question de la libération des formes ou de la composition, dans son interrogation sur la matériologie de la peinture ou encore dans sa façon de poser en objets et de traiter comme tels les éléments qui construisent le tableau. Toutefois à l’époque, le rapport aussi bien aux mouvements contemporains de l’art qu’à l’histoire en général était vécu et pensé en termes de rupture.
Si je devais, pour des raisons de clarté, ne retenir que quelques-uns des thèmes idéologiques qui me paraissent significatifs dans la mise en place de la peinture de l’époque, j’insisterais sur les questions de l’individu, de la liberté et de la raison.
La question de l’individu posait problème au-delà des cercles de l’art dans cet affrontement entre psychanalyse et marxisme dont les échos ou les ondes de choc atteignaient bien des secteurs. Pratiquement, elle se cristallisait dans la question de l’anonymat posée en principe irréductible par BMPT, reprise par Viallat, et traitée sur des modes divers : il s’agissait, en somme, de mettre en cause, au-delà de l’individu peignant, le talent ou le génie au bénéfice du travail. Ce qui me fonde à prétendre qu’en somme elle est liée à la question présentée habituellement comme centrale pour bien des pratiques artistiques des années soixante - soixante dix : celle de l’opposition entre processus et résultat.
En effet mettre en lumière non le talent - à fortiori le génie - irréductible à l’approche immédiate et qui renvoie davantage à l’être qu’au savoir ou au savoir-faire, à l’individu dans son essence plus que dans son devenir, c’est masquer ce que l’individu met en oeuvre dans ses pratiques, c’est s’intéresser à l’oeuvre davantage comme marque que comme processus. De là découlent toutes les explications, toutes les gloses, qui vont chercher à connaître ou saisir l’oeuvre dans l’intimité d’une psychologie, dans l’obscurité des raisons personnelles, irréductibles à toute raison, et non dans ses exigences internes, sa logique, sa structure, les rapports qu’elle entretient avec l’ensemble des pratiques humaines, le travail de l’artiste dans la relation qu’il entreprend avec le monde et les autres par le vecteur de l’oeuvre.
C’est, me semble-t-il, cette constellation idéologique qui se trouvait en jeu dans la question de l’individu. Elle n’est pas étrangère, on le voit, au-delà des débats de ces années soixante, à tout le mouvement intellectuel qui, du new-criticism anglo-saxon à la nouvelle critique française prend sa source dans une réflexion initiée au XIXème siècle en plein coeur de l’individualisme moderne. Je songe, évidemment, à des aventures comme celles de Poe ou de Mallarmé.
Il est clair, à mes yeux, qu’au moment de sa constitution le groupe 70 était traversé par cette première série de questionnements dont on trouve la trace, au plan pictural, dans le souci de montrer les étapes de
construction de l’oeuvre, une sorte de mise en évidence ou à plat des procédures que certains confondaient alors avec du didactisme, et, au plan discursif, par les déclarations concernant la primauté du processus sur le résultat, et les prises de position sur la beauté comme effet induit - et aléatoire - et non recherché de l’art. Il faut ajouter pourtant qu’en même temps le groupe 70 se distinguait par une attention au résultat comme tel et aux effets d’images qui se construisent dans les rapports entre pratique (ou quelque fait que ce soit) et trace (ou quelque indice que ce soit). En ce sens on voit fort bien se dessiner leur parenté avec Alocco qui retenait l’image comme fait appartenant pleinement comme tel au champ plastique, aucune image ne pouvant, selon lui, se comprendre en dehors de son processus de production et tout processus faisant nécessairement, d’une manière ou d’une autre, image.
On voit que ces démarches sont, sinon rationnelles, au moins rationalisantes, sinon matérialistes au moins attentives à la matérialité des oeuvres, et qu’elles n’échapperaient pas, ici ou là, au positivisme. J’en évacue volontairement les aspects qui se donnaient alors pour un nouveau rationalisme et qui prétendaient, dans la mouvance d’un Althusser par exemple, au matérialisme dialectique. Je les évacue pour deux raisons : la première est qu’il faudrait davantage pouvoir tenir compte des effets de mode de l’époque et des outrances de langage auxquelles cette mode a conduit ; la seconde est que cet aspect n’était pas revendiqué par les membres du groupe 70, au moins dans leur rapport à la peinture, et qu’il a même constitué l’une des lignes de partage pour la mise en place du groupe « Support - Surface ».
Il n’en reste pas moins que le groupe 70 prend naissance dans un contexte rationalisant dont le plus grand intérêt est qu’il pousse constamment à l’exigence d’élucidation des pratiques et des discours, qu’il participe de cette exigence et qu’il s’est comme tel structuré autour d’elle. Nous sommes dans une période d’optimisme intellectuel, et resurgit alors l’idée sinon de science de l’art, du moins de théorie générale. Le plus important c’est que l’oeuvre est prise comme élément à part entière du réel, comme telle, produit de savoir, comme telle, connaissable et produisant du savoir non pas tant sur l’individu qui l’origine mais sur le réel dont elle participe. En même temps que se dessine le contexte idéologique propre à la genèse du groupe, apparaissent les lignes de démarcation avec d’autres groupes ou artistes, et les lignes de brisure à l’intérieur même du groupe. C’est ainsi qu’il est remarquable de constater que Chacallis et Isnard qui sont les plus tard venus à cette problématique et qui, notamment, n’ont pas participé au débats de 68-69, ont quitté tous deux le groupe dès 1973. Constellation idéologique de l’individu, mise en cause du talent et du génie au profit du travail, et du résultat au profit du processus, conscience de la rationalité du réel et de celle de l’art, conviction que la conduite de l’art est l’une des formes possibles de la conduite du savoir, de la prise de possession du réel, tout cela met en oeuvre une théorie implicite de la liberté et de la libération qui est sans doute ce qui se note le plus clairement dans la pratique de la peinture.
Je disais plus haut que si nombre des peintres de ce secteur de l’avant-garde française des années soixante se pensaient en rupture avec l’abstraction comme avec le Nouveau Réalisme, on pouvait aussi bien déceler une double continuité.
On garde sans doute en mémoire que la toile hors châssis a été souvent présentée comme l’un des acquis les plus typiques de cette période. Il est clair pourtant que son emploi s’est répandu sous la pression d’une série de démarches qui remontent bien au-delà des années soixante et du seul domaine français et qui tiennent autant à la façon dont la toile est employée dans notre période contemporaine, qu’à la manière dont l’image qu’elle porte est pensée. C’est de ce double point de vue que nous rencontrons la forme plastique de l’idée de liberté : d’une part la toile hors châssis (communément qualifiée de libre) se prête à une nouvelle façon de concevoir la composition, le format, le cadrage, c’est à dire qu’elle permet à ces trois procédures d’être le résultat d’une manipulation et non d’une prévision (et une telle position déborde les clivages entre abstraction et figuration : on y rencontre aussi bien Newman que Bonnard) ; d’autre part elle implique (ou permet) des types de coloration ou de marquages inédits ; en ce sens elle est dans la continuité, voire dans l’exacerbation de la libération formelle contenue dans des mouvements comme l’abstraction lyrique, la peinture gestuelle, l’action painting, à la nuance près que la toile gardée hors châssis participe plus activement de la production formelle, voire qu’elle dégage le peintre de la dramaturgie gestuelle ; c’est en quelque sorte les suites de l’enseignement de Hantaï. Il est nécessaire, pour saisir la place et le rôle du groupe 70 dans ce contexte de mesurer son apport dans cette problématique, en même temps qu’il faut reconnaître les éléments qui lui servirent de mesure, de référence ou de garde fou.
Je note à ce propos que son apport le plus important réside dans la référence à la toile, dans sa réalité matérielle, son épaisseur, sa structure, comme modèle de la production plastique et, au-delà de la toile elle-même, le « support » de la peinture, ou, pour reprendre la terminologie utilisée par Passeron, son subjectile. Si on passe cet ancrage dans la toile au tamis des explorations et des formalisations, d’une part on saisit l’ensemble de la production du groupe entre 1968 et 1973, d’autre part on mesure son importance dans la peinture française de l’époque, enfin on tient un modèle opératoire (ou une clef si l’on préfère) pour comprendre l’évolution des uns et des autres par la suite.
C’est par exemple la référence à la toile et à son orthogonalité qui permet de saisir la formalisation que Charvolen fait subir à ses répétitions de formes-femmes ou formes de buste en rectangle ; c’est dans cette référence que l’on saisit l’espèce de macroscopie de la structure du tissage que développe Miguel entre 1970 et 1973, avec ses constructions en mousse ou en bois ; c’est enfin cette même référence qui opère dans les travaux de Macaferri de la même époque, lorsque les bandes de toile enserrent, en creux, une toile absente. Je laisse encore volontairement sous silence (parce qu’au dehors des exigences immédiates de mon propos), les travaux d’empreinte de toile sur toile de Chacallis et les explorations d’envers-endroit d’Isnard.

3 - Pour conclure sur ce point
Il eût peut-être été de meilleur aloi d’adopter pour ces préliminaires qui se veulent plus ou moins historiques, plus ou moins théoriques, un ton objectif d’allure, proscrivant la première personne, et présentant l’événement seul, accumulant les références plus ou moins universitaires. Mais je n’ai jamais eu la moindre prétention ni d’historien de l’art, encore moins de théoricien ou de philosophe. Témoin du dedans, oui, et engagé dans les faits dont je parle, et tout ce qui pourrait laisser supposer que j’ai été extérieur, ou que je dispose d’une théorie définitive, me semblerait fallacieux, voire malhonnête.

B - POSITIONS ET TRAVAUX ACTUELS

Si part bien des aspects le travail de Charvolen, Macaferri et Miguel a profondément changé, si les procédures se sont complexifiées, si les positions théoriques se sont affirmées et affinées, il est possible de suivre leur évolution comme un approfondissement de leur questionnement et non comme le résultat de revirements ou de changements circonstanciels. Je prétendais plus haut que la référence à la toile, et plus généralement au subjectile, dans sa réalité matérielle, son épaisseur, sa structure a fonctionné comme véritable modèle de la production plastique du groupe 70 et qu’il permettait de saisir son évolution. Le statut de la toile évolue en effet au fur et à mesure du temps : à la toile-référence (comme objet de la peinture), ou réservoir d’images, succède la toile-objet, la toile-outil, la toile reconstruite, modélisée... Ainsi, par exemple, au bout de la formalisation des découpes, l’image de la femme se perdant, reste que, dans le travail de Charvolen, la toile devient à elle-même sa propre mesure, objet que l’on transforme en se servant de lui même comme outil : dans ses oeuvres de 74-76, et jusqu’en 1979, Charvolen devient l’arpenteur de la toile-objet, se servant, pour l’explorer, de la toile-mesure et en marquant les transformations par la couleur et la couture. C’est que la toile-matière-lieu culturel apparaît bientôt au groupe comme espace symbolique, ou pour être plus précis, lieu se constituant en symbole de l’expérience quotidienne - et multiforme - de l’espace (ou des espaces), aussi devient-elle peu à peu lieu de réunion ou de densification des divers apports de la réalité. Ainsi autre exemple, lorsque Miguel, en 76-77, après avoir utilisé des parallélépipèdes en polystyrène ou en bois pour en reporter sur un support, toile puis bois, le développement géométrique ou le mouvement de la main lui faisant parcourir le support, en vient à utiliser des branches ou des pierres enduites de couleurs et essuyées sur la toile, la toile devient le lieu torturé d’une topographie aléatoire qui cherche à conserver, dans le produit fini, les objets « représentés » et leur mode inédit de représentation.
On voit que la réflexion sur l’image, toujours présente dans les travaux du groupe 70, s’oriente peu à peu vers un questionnement de la représentation au sens le plus classique du terme. Mais il se produit dans ces travaux comme une sorte de renversement thématique : la représentation de la réalité est pensée en même temps que ses modes de représentation, notamment en même temps que l’espace plastique sur lequel la représentation finalement se déploie en le construisant. La première originalité du groupe 70 c’est qu’il pose les problèmes de la représentation sans les limiter à ceux de la figuration ; la deuxième de ses originalités, à mes yeux majeure, c’est que l’objet représenté devient modèle actif de l’espace plastique c’est à dire qu’il détermine la forme, le format, la composition, l’aspect, les dimensions, les couleurs, de l’objet plastique, de l’oeuvre d’art. Ainsi, encore, dans ses travaux de 77-80, Maccaferri, à partir d’une suggestion de forme saisie au hasard d’une promenade, formalisée et reconstruite, modèle par couches de tissus superposées et entre elles par la peinture encollée, la forme initiale qui, peu à peu, dans l’accumulation des tissus s’efface et produit ce lieu particulier, à la frontière entre peinture et sculpture, dans lequel la plus grande surface est constituée par la juxtaposition des épaisseurs de toile. Deux mots à ce propos, sur ce qui sert de référence extérieure, ou de modèle externe (par opposition au modèle interne qu’est la toile) aux travaux de Charvolen, Maccaferri et Miguel. Il est notable que toute réalité visible peut servir de repère à l’activité plastique, depuis les oeuvres plastiques elles-mêmes - revisitées pour prendre un terme importé de la critique italienne - c’était le cas de Maccaferri dans ses redites de Lichtenstein en 1975 - jusqu’aux environnements naturels ou urbains que l’on trouve depuis les années qui précèdent la formation du groupe dans les recherches de Miguel ou Charvolen. L’intégration de l’environnement bâti est traitée systématiquement par Charvolen depuis 1979 et celle d’objets naturels et usinés par Miguel depuis la même date. Je distingue ainsi les grandes lignes du travail ; il faut ajouter que ces peintres ne se sont partagés ni le monde ni même la peinture et que parallèlement à leurs thèmes dominants ils travaillent l’ensemble des réalités représentables.
Cette intégration de tout le réel représentable, du naturel au bâti, de l’objet au lieu (de ce que ma main peut saisir à l’espace où mon corps se meut), du signe plastique à l’écrit, cette diversification des sujets pour parler de façon classique ne leur est certes pas propre. Elle n’est pas non plus propre à la peinture contemporaine : toute activité plastique a toujours eu tendance à intégrer l’ensemble des objets et des lieux de l’expérience collective avec tous les moyens de marquage - plastiques ou non - de l’époque. Ce qui est propre à Maccaferri, Miguel et Charvolen, c’est bien le mode de représentation inédit, l’immédiateté du contact avec les lieux et les objets, le fait que la peinture se construise dans la façon de saisir, aussi bien au sens intellectuel que physique, de la réalité. Il y a de ce point de vue, un rappel inversé des pratiques et de la réflexion des cubistes.
Dans ce va et vient du lieu plastique en construction - toile ou quel qu’il soit - à la réalité qu’il re-présente, il y a lieu de considérer le rôle particulier que tient la couleur... Il était implicite, dans mon affirmation concernant la beauté, effet le cas échéant induit et non recherché, que la couleur n’est pas employée par les peintres du groupe 70 comme parure, ornement ou séduction, pas plus qu’elle ne véhicule le moindre sentiment ; ils se refusent aussi bien à toute espèce d’acceptation à priori de quelque code que ce soit... Dans un sens l’emploi de la couleur est soit détourné de toute implication propre immédiate comme lorsque Maccaferri s’en sert comme colle, soit quasiment de type industriel ou cartographique. Ainsi, par exemple, elle était dès les débuts du groupe un élément de différenciation des étapes d’un processus. Elle notait ainsi simplement les divers moments de la constitution de la toile. Une telle attitude se retrouve somme toute dans celle de Maccaferri qui emploie - pour coller ses diverses strates - des couleurs différentes. Plus récemment, elle sert de codage immédiat du volume lorsque, dans le travail de Charvolen, chaque plan du volume est, avant sa mise à plat, peint d’une couleur différente, ou de transcription d’un usage chez Miguel, qui peint les parties de son corps qui entrent en contact avec l’objet lors de son emploi usuel. Dans ce sens le groupe 70, refusant tout codage a priori de la couleur, lui construit un sens dans sa pratique de la peinture.
Mais plus encore qu’un détournement ou un emploi barbare (barbare en ce sens que la couleur ne sait pas « parler »), c’est le rapport au temps que l’usage de la couleur permet de suivre et de construire. C’était bien ce qui était contenu dans l’idée de différenciation des étapes ; c’est bien ce qui, dans le travail de Maccaferri, permet de constituer et de différencier les « strates » ; et c’est encore à cette densification du temps dans l’objet que se livre Charvolen dans la nécessaire diversité des moments de traitements colorés des plans suppose. En d’autres termes, dans les travaux du groupe 70, la couleur remplit une double fonctionnalité : elle est un élément de la construction des objets plastiques dans la formation, désignation, distinction aussi bien des espaces que des temps.
Cette attention au temps que note ici la couleur se retrouve, on le sait, dans toute pratique de la peinture. La construction d’une symbolique de l’espace ne peut pas faire l’économie de celle du temps. En ce sens la diversification des aspects du temps dans les pratiques de Charvolen, Maccaferri et Miguel est remarquable. Les positions des années soixante, et bien avant, celle de nombre d’abstractions, avaient conduit à un appauvrissement des rapports aux temps d’exécution. Chacun a en mémoire ces sortes de drames vifs dans la brève durée desquels une oeuvre prenait forme sous la violence des coups de pinceau assénés par l’artiste ; telles positions de la peinture conceptuelle vont tout à fait dans ce sens ; le refus affirmé de l’individualisme se pervertissait ailleurs dans l’affirmation que toute marque d’artiste, si minime soit-elle, est marque de l’art ; la recherche des signes ou des objets minima de la peinture allaient forcément de pair avec un minimum de temps passé à la seule exécution... Après tout nos impressionnistes nous ont appris ce rapport à l’immédiat de l’exécution ; nous sommes bien la civilisation de l’instantané, et Duchamp d’un geste désigne comme oeuvre d’art ce qui est déjà là comme autre chose.
Il est toutefois intéressant de noter que le temps d’exécution personnelle a eu d’autant plus tendance à raccourcir que s’allongeait le temps de préparation collective des objets et des outils employés par l’artiste. La chimie des siccatifs et la production industrielle sont deux des éléments les plus formateurs de notre mythologie contemporaine. L’un des problèmes du traitement du temps dans la peinture contemporaine consiste à savoir si l’artiste se borne à masquer le temps des autres (les temps autres) qu’il intègre dans l’oeuvre ou s’ils lui permettent des formes inédites du rapport au temps. Pour prendre l’un de nos exemples canoniques : le tube permet la vitesse d’exécution (et peut-être le modèle de la touche) des impressionistes ; à ce stade il y a application technique. C’était là l’une des conditions de l’expérience de la cathédrale de Rouen... Il y a là création, exploration d’un rapport inédit au temps du regard.
Je disais que la diversification des rapports au temps et des façons de les inscrire dans l’oeuvre est, chez Charvolen, Maccaferri et Miguel remarquable, à la fois comme préoccupation et comme variété de ce que j’appellerais des protocoles temporels : du temps rapide du geste, dont Miguel a travaillé les ralentissements dans des combinaisons de peinture à deux mains, ou que Charvolen note dans les traces de doigts sillonant des colles et jouant des temps de séchages, à des respirations saisonnières ou annuelles voire à des jeux du temps qui courent sur toute une vie et travaillent l’angoisse naissant au bord de l’unique moment.
Conversation enfin de tous les types de temps : c’est Maccaferri qui récolte les fonds de pots de peinture du bâtiment et, sur des surfaces percées fait jouer à la fois les masses de peinture et le chalumeau ; c’est Miguel, qui ramasse à l’été les pierres des torrents, à l’automne les branches ou les tissus de récupération, pour en construire des oeuvres l’hiver ; c’est Charvolen qui utilise au quotidien l’objet ou le lieu qu’il traite plastiquement de sorte que le temps se colore en outre du marquage de l’usage. Respiration annuelle, vieillissement, variété des vitesses d’exécutions, des retardements, des attentes (combien d’oeuvres achevées et rangées Charvolen rêve de pouvoir un jour enfin regarder entières !).
La toile n’est pas la toile... Elle est ce lieu qui se construit sans cesse de nos rapports aux espaces et aux temps devenant objet. C’est là l’apport majeur des peintres du groupe 70, de concevoir les données de l’art comme objets à acquérir, d’en faire constamment hésiter le statut entre objet, outil et modèle, d’en considérer les matériaux ou matières premières non comme a priori, mais comme constamment à construire comme matières de la peinture, de toujours mettre en doute la plasticité d’une matière fût-elle la plus évidemment plastique - du même coup de ne jamais refuser le passage possible à la plasticité de quelque réalité que ce soit.
Constructeurs. Charvolen, Maccaferri et Miguel ne constituent sans doute plus le Groupe 70. Ils restent toutefois intimement liés en raison de l’analogie de leurs démarches de constructeurs de sens.

Raphaël MONTICELLI
Nice, mars-avril 88

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