Martin Miguel
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1973 "G70", 8ème biennale de Paris (Marcel Alocco)

L’observation du devenir des groupes dans l’avant-garde en France révèle que depuis des années l’actualité a été traversée par de brefs rassemblements tapageurs mais circonstanciels, dont les prises de positions, pour ceux d’entre eux qui ont laissé quelques traces, étaient trop fondamentales pour définir une solidarité trouvant dans le groupe des limites suffisantes : les contradictions internes comme les affirmations extérieures rendaient au bout de quelques mois l’éclatement inévitable. Cependant, depuis trois ans, le Groupe 70 fonctionne en persistant dans sa composition initiale. Sans doute n’est-il pas sans importance que le Groupe se soit constitué en province, sur un territoire défini, loin de la tentation de courir les galeries et les variations de modes que reflètent les vernissages. Il faut noter qu’à partir de 1968 les échanges individuels, les collaborations partielles, les participations concertées à certaines manifestations avaient créé des liens, conduisant les cinq artistes (en mars 1970) à estimer leurs convergences d’options plus fortes que certaines divergences apparentes ou réelles de leurs travaux. La décision d’unir leurs sorts apparaît donc davantage comme le désir de multiplier leurs chances d’avancées en commun que deux années d’échanges ont mises en évidence, que l’affirmation a priori d’une unité toujours un peu utopique dans la pratique, quelle que puisse apparaître au bout de ce délai assez long l’inextricabilité des influences réciproques.
Le fonds commun au Groupe, c’est d’abord, bien entendu, celui que possèdent tous les peintres de la génération qui s’est déterminée après la percée en Europe du Pop’ américain et du Nouveau Réalisme et en position critique face à ces mouvements : fascinés dans un premier temps par Pollock et Rothko, par - ici plus mal connus - Barnett Newman et Ad Reinhardt, réceptifs aux travaux de Hantaï, aux positions de Parmentier, aux analyses de Buren, attentifs aussi aux études de Pleynet et aux productions en cours. Mais c’est, plus particulièrement, la mise en place d’une pratique tenant compte du rapport de l’état plastique à
l’inscription pigmentée, mettant en évidence le concept de (Dé-) tension, tandis que la pratique de l’inscription pigmentée comme différence ou comme repère ne laisse guère place aux pulsions provoquées (crypto-surréa1istes) tout en acceptant les inévitables bavures que commande la matière dans la pratique picturale, bavures que d’autres effacent ou répriment.
Louis Chacallis avait produit une série d’analyses sur le comportement des supports : ainsi une fibre devenait tissu, ficelle, projetait sa texture sur un autre support par imprégnation d’un pigment, se répétait dans sa photo à l’échelle : un bois brut devenait planche, copeaux, sciure, empreintes et photos de ces états... La couleur était établie comme différence dans un support imprégné (teint) juxtaposant les teintes en un dégradé très modulé, tandis que le pigment était traité, toujours en modulant un dégradé, sous des formes diverses : sachets de poudre, flacons de liquide, divers supports imbibés ou recouverts... Il devenait alors logique d’envisager méthodiquement les hypothèses possibles mettant en jeu une inscription pigmentée (signe-peint rectangulaire) et un support tissu dans des états plastiques variant : pliages, froissages, découpages, démontages (fil par fil), clouages, parcellisations, permutations des éléments, réactions aux colorants liquides, à la destruction (brûlures), etc. Chacune de ces manipulations se situe par rapport à une inscription repère invariable, premier temps du travail qui se répète dans la première des quatre (ou six ou huit...) cases que comprennent les boîtes dans lesquelles se présente chaque expérience, les trois autres présentant deux temps successifs de la modification plastique et le résultat de l’opération. Ce livre - il comprend déjà plus d’une trentaine de boîtes/ pages - en raison de la répétition méthodique du processus, de la variation systématique du traitement plastique, du format de chaque tissu travaillé (quelques centimètres carrés seulement), apparaît d’un didactisme provoquant : il s’impose toutefois comme un système de la pratique du corps pictural dont l’accumulation déborde entre les pages le mécanisme initial.
Le travail sur les rapports de signes répétés (par projection sur des plans parallèles dans l’espace) ont conduit Martin Miguel à présenter des constructions de parallélépipèdes semblables alternant trois couleurs arbitraires, chaque couleur différenciant le volume du volume accolé ; le matériau support variant d’une pièce à l’autre, la couche de peinture le couvre, ou l’imprègne, le teint, ou le lisse (bois) ou se modèle sur ses reliefs (polystyrène expansé) . L’une des couleurs en jeu est celle du matériau lui-même. Le matériau devient donc différence d’inscription dans l’ensemble de la pièce, et se confronte à l’effet de pigmentation des volumes modifiés. On a ainsi, par exemple, le plexiglas qui, transparent et incolore, devient le miroir de la couleur (il prend la couleur), celle qui lui est superposée - posée sur une face - laquelle apparente sur la face opposée (vue à travers le matériau) peut ne pas l’être sur la face qu’elle recouvre, masquée qu’elle serait par une couleur différente la recouvrant, qu’à son tour elle masque de la transparence du support... Ici la peinture révèle ses dessous, là elle montre les reliefs, ailleurs elle pénètre le matériau, effaçant sa propre épaisseur.
Après avoir montré des lanières de tissus colorées qu’il montait en (Dé-)tension sur l’épaisseur du tendeur (châssis traditionnels, cylindres...) . Serge Maccaferri poursuivait par une série de châssis-périmètres peints, un petit (carré, rectangle, ou triangle) inscrit dans un plus grand (ce dernier aux côtés parfois prolongés s’ouvrant ainsi sur l’extérieur) d’une couleur différente, liés chacun à une lanière ayant même couleur et même périmètre, mais dont la fixation, au châssis correspondant, en deux ou trois points seulement provoque la chute selon la gravité, en rupture formelle avec le cadre qu’elle redoublait, inscrivant à son tour fragments de châssis et de mur dans ses courbes pendantes. En choisissant de continuer son travail dans du bristol coupé et plié dont il différencie les deux faces par une pigmentation opposée (froid/chaud), Maccaferri met plus particulièrement en évidence certains aspects de ses œuvres antérieures : épaisseurs superposées (qui apparaissent dans le dévoilement de l’envers, une couleur chaude éclatant sur la couleur froide, ou le contraire, toutes formes étant ainsi découpées et se découpant), redoublement du châssis-cadre, la couleur extérieure venant « encadrer » le tout, ou encore le repliement de la bande extérieure vient s’inscrire dans la surface qu’elle bordait avant la découpe, une même feuille pouvant de la sorte se construire par pliages successifs en trois épaisseurs distinctes quoique continues, comme dans sa linéarité un fil qu’on enroule.

Le découpage des tissus et leur remontage par coutures étaient mis en évidence dans le travail de Vivien Isnard par l ’inscription pigmentée : une seule couleur laissant, par dès moyens variables, des traces discontinues sur la toile : netteté de l’arrêt (coupure-couture), de la trace, les décalages de fragments de traces concordantes repéraient en retour le travail produit sur l’état plastique initial, de telle façon que le repliement d’une face du tissu sur l’autre dans la couture, le jeu de l’endroit sur l’envers, la réduction du format intérieur affectant le matériau dans sa structure, se lisaient aussi dans les transformations de l’inscription pigmentée. Le passage au travail sur bristol par perforations, et non plus découpes, introduit des éléments nouveaux : le matériau travaillé est en synthèse le lieu d’inscription et le moyen de sa tension. Sous le coup d’épingle qui déchire l’opacité de la matière se crée un entonnoir devenu, sur la face opposée, cratère dans lequel se révèle moins l ’envers repoussé que l’épaisseur extériorisée de la matière. Toutes les interventions pigmentées vont mettre en lumière l’opposition, dans les longs (en durée aussi) et nombreux alignements de perforations, du creusement et du surgissement : tandis que, là encore, la surface se réduit, le format n’est pas modifié, le périmètre n’est pas atteint, le vide se creuse de l’intérieur, la matière n’est pas prélevée ou repliée mais se tasse imperceptiblement, et lève en contre-coup. La lecture circule indifféremment sur l’une ou l’autre face, elle est inscrite dans l’épaisseur que Vivien Isnard démontre en imprégnant quelquefois son médium d’huile : translucide, le bristol est alors, même en image, son épaisseur.

En traçant un certain nombre de fois une même forme dans un tissu, Max Charvolen, poussant l’expérience à la limite, aboutit d’abord (1969) à formaliser la pièce selon la forme employée, dont le dessin déterminait le bord découpé du tissu. (Mais, si la forme pouvait être quelconque, il n’est pas indifférent de noter qu’il s’agissait d’un buste féminin en profil partiel.) Dans une seconde étape, faire le plein du tissu par l’inscription revenait à détruire la forme aux limites rectilignes du tissu. La forme, après avoir produit le format, s’égalait au format en s’identifiant à lui. En fonction du point de vue le problème se posait dans l’espace, le format devenant une variable : des formats (contre-formes) sont extraits du format initial et disposés sur un plan différent (par exemple parallèle) ; on a alors une échelle dans l’espace, qui subit les effets de la tension de son poids (les horizontales s’incurvent vers le sol, les verticales se rapprochent vers le bas) tandis que les rectangles extraits et appliqués au mur ne cadrent plus avec les vides laissés par eux. Les échelles seront plus tard construites en bois, compliquées en volumes
(définis par leurs seules arêtes) posés sur (devant) les tissus, « viseurs » à travers lesquels, la perception de la relation tissu-échelle variant selon le point de vue, elle éclate le format aux limites du signe en intégrant de manière indéterminée l’espace et le mur porteur - de telle sorte que, quelle que soit la visée opérée, on peut dire qu’elle atteint son but. L’observation (au Brésil, où il séjourne une année en 1970-1971) d’une technique employée par des artisans japonais pour tendre le tissu à peindre intervient alors : il s’agit de bambous (ou joncs, ou lattes de bois...) liés en croix et dont les extrémités munies de pointes de métal sont plantées dans le tissu pendant qu’ils sont en courbure forcée, déterminant ainsi des arcs dont les cordes sont comprises (diagonales, mais aussi côtés) dans le rectangle défini par les quatre points de perforation, tandis qu’ils jouent dans l’espace le rôle de « viseur ». On retrouve le contact bois-tissu (du châssis traditionnel) accouplés par un élément plus dur (semences : ici pointes métalliques), mais le rapport des forces en jeu est devenu réciproque : le châssis oppose son inertie, tandis que les bois flexibles employés par Charvolen sont tendus par le tissu qu’ils tendent. Par ce moyen, il peut intervenir sur des travaux semblables aux précédents par la mise en tension d’une zone que sa rigidité particularise dans le jeu complexe de la (Dé-)tension de l’ensemble, cette zone de tissu conservant, quelle que soit la position
(l’accrochage) de la pièce, une même tension : plan de lecture de l’inscription (contre-forme en l’état initial) ou plan d’inscription de la pigmentation (hors plis), l’état plastique étant dépendant d’un procédé employé (par l’artisan d’abord) pour sa qualité provisoire.
Sans nul doute est-ce là, le manque,de place aidant, un compte rendu bien schématique de travaux complexes, qui pourraient certainement engager des analyses dont au reste certains termes dans ces lignes employés provoquent le désir. Il s’agissait dans un premier temps de ne prétendre à rien d’autre qu’à une rapide introduction à des problématiques mitoyennes quand elles ne sont pas franchement interférentes, pensant qu ’i1 est sage de laisser les oscultations possibles à des esprits plus compétents en des domaines dont l’enseignement (la profession), sinon un minimum de familiarité, n’est peut-être pas à la portée du praticien du corps pictura1.
Marcel ALOCCO.
Nice, avril 1973.

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