Martin Miguel
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"Premiers mots, ardoises fines"

Editions l’Amourier 2000 (40 exemplaires)

le texte :

Les Ardoises (5ième version) -Corrigée le 6/6/99

Alain Freixe

Premiers mots, ardoises fines


Que soient salués au passage Yves Bonnefoy et René Char à qui on n’a pas hésité à emprunter quelques ardoises.

 

On tournerait avec le jour.

Ce serait comme dans un grand vol de feuilles mortes. La terre nue du chemin nous serait redonnée, argile et pierres mêlées aux premiers souffles de l’aube.

Ce serait avant les chaleurs. Avant qu’elles ne traînent après elles les poussières du jour , lourdes de cette torpeur qui ne sait prendre le rien qu’au sérieux, jamais au tragique, cette tension où le coeur trouverait pourtant à se désépaissir et cet espacement qui convient à ses saccades.

Parions pour la détourne. Donnons-nous aux petits matins. Quand la nuit rôde encore. Remontons jusqu’à ces terrains vagues où dansent quelques lueurs qui filent entre feux d’herbes sèches et vieilles planches pourries, cartons et caoutchouc.


*

 *      *

*

 

Pensons aux premiers mots.

Pensons à leur manière de se donner. Dans l’improbable d’une friche, entre deux replis de terre et deux brumes.

Pensons à leur fragilité, à leur précarité, à leur vocation à se perdre. Pensons à tous ceux qui ont dû sombrer et dont nous ne saurons rien!

Mais pensons également à leur force, à cette énergie qui leur a permis de s'arracher à ce flot de pensées qui n'arrête jamais, à ce train qui roule incessamment sa nuit, pour venir s'inscrire d'une manière soudaine et tout à fait inattendue sur le bout de la langue ou sur la page blanche quand ce n’est pas dans le coin rêche de l’oeil.

C'est ainsi que, toujours, les premiers mots surgissent et s'imposent. Moins par je ne sais trop quelle gravité qu'au contraire par la légèreté de ce qui n'était pas attendu.

Insistants, ils cogneront à la vitre. Et si les buées les noient de trop de froid, ils frapperont à la porte.

Prenons garde! Tout tient dans l’ouverture.

Cet autre de notre parole, il convient de l'accueillir, dès l’embrasure, comme les grecs offraient l'hospitalité aux étrangers, en différant l'instant des questions: qui êtes-vous? d'où venez-vous? Où allez-vous? Suspicion déjà mortelle! Ne pesons pas sur leurs clartés. Evitons de les éteindre, de les renvoyer à la nuit d’où ils viennent.

Taisons-nous.

Il fait à peine jour.

 

                                                        *

                                                    *      *

                                                        *

 

 

Les premiers mots sont toujours matinaux.

C'est même à cela qu'on les re­connaît, à cette fraîcheur qui les enveloppe. Mots de réveil, ils précèdent leur sens. Ainsi savent-ils de nous, ce que nous ignorons d'eux.

Les premiers mots sont des monolithes sonores.

Ils finissent par délimiter un espace où vibrants, ils rayonnent leurs feux tournants jusqu’à  creuser les alentours d'un paysage où ce sont déjà d’autres mots qui approchent, s’appellent et s’épellent comme s’ils cherchaient à se comprendre les uns les autres.

Les premiers mots arrivent en carillon.

Ce qu'ils disent importe moins que la manière qu'ils ont de sonner entre eux. Ensemble, ils définissent un timbre, quelque chose d'indicible finalement puisque son être ne dépend que de lui-même. C'est lui qui impose la hauteur de sa note et la frappe de son rythme. Longtemps, cela résonne dans plusieurs di­rections à la fois: monte, descend, s'éloigne, revient. Comme de l’âme qui se donnerait à entendre. Renouée dans l’allonge des premiers souffles.

        

                                                        *

                                                    *      *

                                                        *

 

 

Comme il faudra les écouter, nous, rompus, et qui voulons y voir! Comme il faudra, avec l’humilité qui sait accompagner le surgissement du nouveau, leur demander longtemps quelle langue ils parlent!

Que s’étonner de leur musique ce soit alors comme entrer chez eux. Entrer dans leur lumière.  Et sous leurs vents, lire tous les mots qui maintenant se pressent, se bousculent et se heurtent. Attiser le feu de leurs échos antérieurs. Eprouver leurs convenances et tisser leurs résonances.

Li­sant, nous élirons et lierons les mots de notre poème, comme l'ardoisier choisit, taille et assemble les ardoises du toit en construction.

L’écriture est tâche ardoisière. Un art du jointoyage. De l'ajustement des mots, ardoises fines du poème.

Ondes. Ondulations. Un rythme s’invente là. Propre à épouser le visage des heures. Propre à abriter cette voix qui nous regardera. Depuis le faîte. Cette voix de demain. Et qui déjà appelle à la relève.

 

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