PEINDRE COMME BATIR
Le peintre classique utilisait un mortier pour faire ses couleurs.
C’est avec des couleurs que Miguel fait son mortier.
RM
De l’art de la préhistoire à celui du Moyen-Age, les parois et les murs ont donné à la peinture ses supports et ses formats, ce qui induit, par exemple, que, sauf cas et types d’objets particuliers, ce sont les peintres qui se déplaçaient et non les œuvres. Par ailleurs, sur le mur où elle se déploie, l’œuvre plastique traditionnelle se présente comme un espace autre, une fenêtre qui ouvre sur une réalité entièrement différente de l’endroit où on la voit.
Avec le développement de la société marchande, lors de la lente mutation que connaît l’Europe entre le Moyen-Age et la Renaissance, se multiplient les raisons et les conditions pour que les œuvres picturales, objets parmi d’autres, commencent à se déplacer et à être échangées, comme toute marchandise. La fonction du peintre, et sa place dans la société, changent alors, et, s’il se déplace, ce n’est plus pour les mêmes raisons ni pour les mêmes nécessités que dans la période antérieure.
C’est ainsi que l’on a construit des « tableaux », des murs de substitution, d’abord en bois, comme le mot « tableau » le rappelle, puis en toile tendue sur châssis.
Depuis la Renaissance jusqu’au XIXème siècle ce rôle et cette forme du tableau, mur de substitution aisément transportable, fenêtre virtuelle que l’on peut ouvrir en tout lieu, est demeuré stable. Les peintres ont même défini des « formats » que l’on désigne encore par le type de représentation auxquels on les destine ; on commercialise encore très largement aujourd’hui des formats « marine », « paysage » ou « figure ».
Depuis la fin du XIXème siècle, toutes sortes de changements, scientifiques, politiques, démographiques et techniques, ont modifié notre rapport aux images et à leurs supports. Pensez à des inventions qui vont de la photo au multimedia, du tube de peinture à celle de l’imprimante à jet d’encre, des intissés aux écrans… Songez aussi à la révolution apportée, dans l’architecture, par l’invention du béton, cette pierre d’artifice.
Pensez enfin que la notion même d’espace –telle qu’elle avait été construite du XVème au XIXème siècle- s’est trouvée complètement bouleversée par des théories scientifiques comme celle d’Einstein ou par l’exploration planétaire et interplanétaire.
Il est vraisemblable que ces bouleversements ont imposé –et imposent toujours- de formes nouvelles à l’organisation de notre société et au statut de nos objets, de nos produits et de toutes nos productions.
Ces transformations ont eu des effets dans tous les domaines de notre vie. Elles ont modifié notre vision du monde et jusqu’à nos gestes quotidiens.
Les artistes sont plus ou moins sensibles à ces transformations : ils traitent plus ou moins les problèmes de leur époque, et de façon plus ou moins intéressante ; leurs travaux alimentent plus ou moins notre intelligence et notre sensibilité, ils nous aident plus ou moins à faire évoluer notre perception du monde et de l’espace.
Je considère que l’œuvre de Martin Miguel est de celles qui traitent ces problèmes de façon originale et efficace.
Dès ses premières œuvres, à la fin des années soixante, Martin Miguel a mis en cause la toile, sa forme, ses formats, son rôle ; il a, dans le même esprit, mis en cause les outils et les procédures classiques de la peinture, et, dès les années 80, il est, paradoxalement peut-être, revenu au mur avec des techniques de maçon, de bâtisseur. Il a remplacé le châssis qui permettait de tendre la toile par le coffrage qui donne forme au béton. Il a utilisé d’abord les chambranles qu’il récupérait dans le bâtiment, il a ensuite varié les formats en utilisant toutes sortes d’autres coffrages, bois de sciages, branches et troncs, fils de fer, même, qui, dans des œuvres légères, ne coffraient qu’une mince pellicule de peinture
L’art de Miguel est ainsi un art du bâti : fragments de murs mobiles, en reconstruction ou en renaissance, qui ont pris la place des tableaux.
Les murs de Miguel portent des couleurs. Entendez que la couleur n’est pas déposée sur le mur. Elle n’est pas simple couche de surface. Pas même couleur pénétrant dans un enduit recouvrant le mur. Elle est un élément de construction du mur lui-même. Elle est, comme les autres agrégats, prise dans la masse du béton.
J’ai dit que Miguel revenait –paradoxalement- au mur. On aura compris qu’il a d’abord construit des murs là où il n’y en avait pas : ouverture des portes et des fenêtres, ce qui est un deuxième paradoxe. En voici un troisième : les agrégats de la coloration, pigments, suies, huiles, copeaux et sciures, billes d’argile ou de polystyrène, contribuent à construire et, en même temps, définissent des réserves dans le mur qu’ils construisent. Ces trouées plus ou moins importantes ne sont pas creusées dans le béton, elles sont produites par la couleur.
Ces absences dans le mur résultent des effets réciproques du mortier et des colorants et produisent ainsi dans le « tableau » une « fenêtre » réelle dans le mur-œuvre qui donne à voir, à l’intérieur de l’œuvre, le mur et l’espace dans lequel elle est placée…
Nous pourrions poursuivre longtemps notre approche : tous les éléments de notre peinture classique sont repris paradoxalement par Miguel. Les murs se déplacent ; les ouvertures se ferment ; les couleurs construisent leur propre « support » ; une fenêtre « réelle » naît dans l’absence du tableau et elle ne renvoie pas à un ailleurs mais au lieu dans laquelle on la voit.
Nous disposons bien de tout le vocabulaire, qui nous permet de « dire » les œuvres de Miguel ; celui des bâtisseurs et des artistes ; mais nous sommes obligés de donner à chacun de ces mots un sens nouveau ; en cela l’œuvre de Miguel est une source de poésie : elle crée, à l’intérieur de nos discours habituels, des trouées ou des absences que nous devons apprendre à combler.
R. MONTICELLI
09/2006