Martin Miguel
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1992 "Essai sur l’expérience de l’art à propos des travaux de Charvolen, Maccaferri et Miguel" (R.Monticelli)

Essai sur l’expérience de l’art à propos des travaux de Charvolen, Maccaferri et Miguel par Raphaël Monticelli

On sait qu’on ne peut aborder sans crainte ces zones où notre esprit cherche les figures de son étendue. Les "portes d’ivoire et de corne" nous donnent pourtant moins accès au domaine des rêves du dormeur qu’à celui de ce réel toujours à créer qu’est l’espace de l’art ; c’est ainsi que quand on dit parfois que nous n’avions pas su voir dans la réalité ce que l’artiste nous y montre, c’est que ça n’y était tout simplement pas, que c’est lui qui nous y propose cet ordre que nous y admirons, cette émotion que nous y recherchons ; c’est lui qui a inventé la beauté que nous savons toujours voir aux choses après qu’il nous "a apprise.
J’ai eu cette terrible chance au matin de ma vie de rencontrer l’art ; et ça a d’abord été dans les journaux, sur les affiches, dans les églises... L’émotion naissait toujours de l’inouï, de l’inédit, de cet état de stupidité dans lequel plonge la conscience subite d’une réalité dont on s’aperçoit qu’on la vivait sans même en soupçonner l’existence.
Mes premières perceptions des représentations sacrées étaient cause de bien des étonnements ; j’étais sans cesse bousculé, secoué, perturbé, transi par les images de Saint Denis, Saint Laurent, ou Saint Sébastien, par les chemins de croix terriblement pétris de douleurs avant les apothéoses, par toutes les Pietà, toutes les Assomptions, par les attitudes, la gestuelle, le codage des traits, par toutes les images du christ dont je compris douloureusement un jour qu’il n’était matériellement présent qu’invisible dans l’Eucharistie. Les horreurs du martyre, les chatoiements du merveilleux ou du miracle m’inquiétaient moins que le fait que tout ce visible matériellement si proche, très humainement habitable, ne tendait en somme qu’à s’effacer derrière un improbable invisible qui ne devait d’être que d’être représenté.
Sainte Lucie me fascinait : elle n’était pas moins belle de s’être aveuglée ; au contraire, son visage semblait y avoir gagné en douce tristesse, et je savais qu’elle n’avait rien perdu en lucidité ou en clairvoyance, qu’elle me voyait mieux que je ne savais le faire, que ses yeux n’était pas perdus mais offerts... On peut imaginer par quels glissements je l’ai longtemps confondue avec la patronne de musiciens.
L’iconographie de mon saint éponyme m’a plongé dans des jeux de miroirs qui m’ont fait connaître les premières de mes grandes incertitudes d’images : représenté guidant Tobie, je devais comprendre que l’enfant ne savait pas qui le guidait car il ne pouvait voir les ailes de l’ange que pourtant je voyais ; alors que les ailes et le rapport d’âge faisaient que je tendais spontanément à m’identifier à Tobie et non à son guide, sa curieuse cécité semblait devoir l’éloigner de moi.

Quelques unes de ces rencontres me restent ainsi tellement attachées que j’ai l’impression de les vivre dans un présent sans cesse, comme si s’était constitué un moment privilégié dans lequel se fût miraculeusement maintenue une part de moi dans la même émotion, échappant ainsi à tous les effets du temps, et jusqu’au souvenir.
Chaque fois que j’ai retrouvé cette émotion, la violence de ces arrachements à soi, à ses regards attendus, cette sourde étreinte du dedans de soi qui ressemble vaguement à de l’angoisse, ce vertige, ça n’a jamais été dans des objets analogues à ceux qui avaient provoqué les premières émotions... Le même objet creuse l’émotion, l’étend, permet de la regarder, de la reconnaître, de la dire, évidemment ni de la vivre ni de la revivre. Vivre une émotion analogue c’est être confronté à un autre objet, une autre expérience, porteur de la même violence.
C’est évidemment ce type d’émotion première, fondatrice, réparatrice, toujours tout à la fois vous installant définitivement et du coté de la mort et du coté de la vie, que je cherche dans l’art. Celui qui ne conduit pas son travail dans cette rigueur farouche et ombrageuse dont les manifestations peuvent confiner à la rudesse, à la grossièreté, ou à des formes approchées de la folie, il y a fort à parier qu’il ne proposera jamais les objets de cette émotion-là. Qui cherche à soumettre l’art à d’autres exigences que celles-là, qui cherche à se conduire sur d’autres règles que celles-là, n’a jamais pu bouleverser. Qui chercherait à plaire d’abord ferait mourir l’art.

J’ai retrouvé dans l’avant-garde des années soixante ces mêmes arrachements, ces mêmes émotions. Les quelques artistes que j’ai connus à l’époque et qui m’ont appris à vivre en art, savent, pour certains d’entre eux en tout cas, que je ne parvenais pas à séparer l’émotion artistique de l’émotion mystique. Ils me permettaient soudain d’entrer de plain pied dans les espaces où se forge le sacré ; peut-être m’ont ils appris à laiciser mon mysticisme. Ma relation avec Max Charvolen, Serge Maccaferri et Martin Miguel s’est toute entière inscrite dans cette réalité-là ; et quand je me demande d’où nous vient, depuis bientôt une génération, la fidélité à notre amitié, à notre travail, à nos exigences malgré notre incapacité à respecter des habitudes sérieuses, je me dis parfois que c’est peut-être de la force de cette expérience.
Il en va de mon rapport à Charvolen, Maccaferri et Miguel, comme pour quelques autres peintres, comme pour tous ceux, à vrai dire, auxquels je reviens, que je rumine, dont les démarches se sont installées en moi, s’y sont enracinées, y fleurissent, comme de cette même expérience de l’aveuglement, de l’absence, du deuil. Voilà des œuvres qui me rendent comme aveugle et muet : elles poussent proprement dans des zones inédites, interdites, inattendues, inouïes, désertiques, vierges, ou comment dire qu’en fait elles créent de toutes pièces les lieux où elles se produisent... De façons différentes, tous trois m’ont toujours proposé cet essentiel là : donner à voir le manque ; ce qui jusque là manquait sans qu’on le sache, ce qui manquait, forcément sans qu’on le sache. Face à une œuvre on sait bien que ce qui est là maintenant devait forcément y être, l’instant d’avant on en ignorait jusqu’au besoin...
Dans cette expérience de l’absence, Max Charvolen me semble avoir toujours œuvré autour de l’absence des choses elle-même : ni l’objet dont "œuvre désigne l’absence, ni celui, absent, que l’œuvre rappelle ; mais celui dont l’œuvre crée l’absence, qui s’absente du fait de l’œuvre qui se fait, dont l’œuvre, d’une certaine façon tend à prendre la place. C’est peut-être cette mise en absence qui fait que j’ai toujours, face aux œuvres de Charvolen, rêvé de voyage, ne sachant jamais trop s’il faisait de son regardeur un Ulysse ou une Pénélope : celui qui inscrit l’absence dans ses déplacements, ou celle qui en tisse ses jours et en détisse ses nuits. De ce point de vue, il est à mes yeux significatif qu’il ait si souvent fait œuvre de lieux de passages : portes, fenêtres, escaliers ; ou même qu’il ait fait de ses œuvres des lieux de passage, comme c’était le cas dans ses échelles de 69-73. J’ai encore dans la mémoire bien des traces de pas qui colorent ses toiles, bien des chaussures dont il a fait le moulage, bien des pieds qui font ce vide (ces yeux vides) autour duquel il a rassemblé ses tissus.
Au départ des œuvres de Charvolen, il y a la déchirure... La toile ou le papier dont la forme s’émiette et se perd avant de se reconstruire sur les lieux ou les objets... C’est ainsi qu’il va de la dispersion à la réunification, des gestes de la souffrance à ceux de la consolation, de la mise en lambeaux ou en charpie, à des rituels de soins ou de préservation. Les objets ont besoin d’être protégés, entourés, pansés... et rien n’est plus violent ensuite que l’arrachage qui produit l’œuvre et dans lequel disparaît l’objet.
Une autre approche tendrait à dire que Charvolen souffre d’abord de l’absence du monde, et qu’il demande à l’art de prendre la place du monde absent. Comme s’il tirait quelque chose de rien, comme s’il cherchait à conjurer le néant...

Si Charvolen fait œuvre de l’absence de l’objet, Maccaferri travaille sur sa perte, la perte, les pertes. Il y a, dans sa démarche, quelque chose qui s’apparente aussi à quelque sourde et insatiable colère rentrée qui se résout dans la hâte, la presse, l’urgence. J’ai toujours été perturbé par la vitesse avec laquelle il réalise ses œuvres, prend une décision plastique, passe d’une problématique à une autre, tord les regards, leur jette en pâture les restes éblouissants d’une virtuosité dérisoire et comme tragiquement désinvolte. J’ai le regard lent et il a le geste rapide ; j’ai tendance à la contemplation quand il m’apparaît comme un artiste de l’action. Il est pour moi le désorientant, j’ai toujours l’impression, quand j’aborde son œuvre, de me livrer à des trous d’air.
Je trouve autre chose de fascinant dans la démarche de Maccaferri, c’est cette capacité à transmuer à peut près n’importe quoi en art, ce n’est pas le fait d’une volonté d’embellir ou de choquer, ce n’est pas non plus le résultat d’une décision esthétique antérieure ou extérieure à l’acte de peindre. C’est que peindre est, dans son cas, une activité vorace, que tout ce qui se trouve, au moment de l’œuvre, dans le champ d’action de l’artiste, court le risque de s’y retrouver piégé, fortuitement. Tout en écrivant, je regarde un agglomérat de bandes de toiles collées par la couleur et dans lequel se sont trouvés pris un sparadrap et une allumette.

C’est ainsi sans doute que les chantiers du bâtiment se retrouvent dans les œuvres de Maccaferri : les pots, contenus et contenants, grilles de peintre, enduits de façade, fils électriques, tuyaux.
C’est peut-être cette même urgence qui lui fait depuis si longtemps utiliser le feu... Les œuvres sont usées, vieillies, fatiguées, par le brûlage ; ces zones de perte sont aussi celles sur lesquelles vient agir la couleur, pour soigner sans doute, cautériser, corriger. Nous sommes dans un de ces lieux d’absence où l’on fait art du deuil, où la cendre se fait pigment, ou la poussière produit des couleurs qui redeviennent poussière.
Il est vrai qu’il y a chez Maccaferri cette hâte qui me bouscule, en même temps tout s’y résout en une sorte de méditation où se suspend le temps. Ces lieux du deuil y deviennent lieux de l’apaisement dans la conscience de l’infini durée. Je me rappelle avoir écrit à son propos un texte où je me bornais à décrire J’une de ses œuvres en lui adaptant le vocabulaire de la géologie ; j’essaierai bien un jour d’en faire une présentation en me servant de celui de l’anatomie : il y a en effet, chez lui, présence du corps, notamment sous l’aspect des viscères et du sang. Il me semble que, d’une certaine façon, Maccaferri renouvelle le genre des vanités.

Personne ne me fait plus souffrir d’absence que Miguel. Il n’est pas d’œuvre dont j’ai plus de mal à parler. Si je devais faire vite avant de perdre le sens, je dirais que je le vois faire comme quelqu’un qui chercherait à combler sans trêve le vide, l’absence. Ou calmer des vertiges. Et c’est ce que j’ai toujours ressenti. Dans la première approche que je faisais de son travail (c’était en 1969), j’écrivais qu’il n’y avait rien et qu’il pourrait, qu’il devrait y avoir quelque chose.
Livré à la béance, pantelant près de gouffres, et comme construisant en l’air, Miguel mine les bétons de couleurs, nos murs dégoulinent, pleurent, crevés, et sous les crevasses, les gouffres, des vertiges colorés comblent les vides qu’ils créent.
Ce sont ces images de murs de la Chanson du Mal Aimé qui me reviennent, c’est aussi celle des branches et de la pluie qui se jettent à la croisée d’une bibliothèque. Bien des tableaux évoquent des poètes, ici une œuvre, ici une phrase ou un vers. Je reste parfois des semaines durant avec une formule qui me tarabuste et sans cesse me renvoie à l’œuvre qui me l’a dite. Je traîne encore le
« Elle est retrouvée
Quoi ? L’éternité... »
que les œuvres blanches de Gloria Li Mir criaient ; je les retrouve toujours à l’évocation de ces impossibles, improbables et apaisantes retrouvailles...
Dans le cas de Miguel, je suis muet et les poètes déferlent... Evidemment, il me semble que les poètes me conduisent à la peinture : je lis un texte de Maryline Desbiolles, "le dos du voyage", j’y trouve : "errant dans Césarée", et tandis qu’elle cherche le demi vers absent, je suis renvoyé aux œuvres de Miguel, parce qu’elle me paraissent porter à la fois la mélancolie d’Antiochus, et cette demi absence de texte avec laquelle joue Desbiolles.
Si je devais risquer une deuxième approche, je dirais qu’il y a dans l’œuvre de Miguel le souvenir ou la nostalgie de fluidités perdues. J’aurais bien dit presque la même chose de Charvolen à la recherche d’une matrice qui lui échappe sans cesse... J’aurais aussi bien pu le dire de Maccaferri dont je suggérais la thématique des viscères et du sang... Il faut bien avouer que c’est le sort de tout peintre... Ce qui est propre à Miguel c’est qu’il se livre à la minéralisation des fluides : c’était vrai à la fin des années 70 quand il faisait œuvre avec des galets de torrents (je me rappelle même un très poétique projet de peindre un torrent, ce devait être en 85 ou 86) ; c’est toujours vrai aujourd’hui dans la solidification du mortier et des masses de peinture.

Nos peintres jouent d’absence, ainsi est la vraie vie, ainsi la musique savante. C’est pourquoi sans doute ils nous aveuglent. Ils construisent là où l’œil n’a pas encore atteint, où la voix s’essouffle, la langue se fige : on y perd ses repères ; impossible d’habiter ces zones, de s’y tenir en repos. Patries d’errants peuplées d’oiseaux muets au vol, dit le poète, inverse. Eux mêmes y errent en aveugles, bras tendus en avant, procédant à tâtons, palpant, tâtant, caressant les objets qu’ils rencontrent, y cherchant formes ; ils nous montrent en fait d’œuvres ces douloureuses caresses que, les yeux crevés, ils osent à peine.

R.M.

Catalogue de l’exposition Charvolen, Maccaferri, Miguel à la Fondation Sicard-Iperti à Vallauris, 1992

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