Martin Miguel

2018/2019

La peinture en sandwich
De l’éviction du support à l’illusion du support.

Évincer le support ne veut pas dire ne pas en utiliser. Il est difficile d’imaginer comment réaliser quelque chose sans support. Si cette chose se faisait dans l’air, comme un feu d’artifice, l’air en serait le support, sans doute éphémère, mais néanmoins nécessaire pendant la durée de cette chose.

Dans mes derniers travaux, on voit du papier marqué par un dessin en creux portant des traces couleur rouille. L’habitude de l’esprit, depuis les temps préhistoriques, de voir des ouvrages dessinés ou peints voire gravés sur des supports préalables, naturels ou artificiels, à toute opération, insinue que mes papiers préexistent avant toute espèce d’inscription.

C’est une illusion !

Le support préalable existe bel et bien, mais n’est pas présent lors de la mise à disposition aux regards, du travail réalisé. Ce support préalable, composite, ce sont des plaques de bois recouvertes d’un film plastique ; il est éjecté de l’œuvre à un moment du processus de sa réalisation.

Sur le film plastique, je « dépose » un dessin, mais déjà faut-il éclaircir ce qu’est ce dessin ; il est le résultat de multiples opérations :
Cela commence par la recherche sur internet de figures de l’art pariétal préhistorique (on en a déjà donné la raison ailleurs). J’en fais rapidement un relevé au crayon sur un petit bout de papier en omettant certaines parties, me concentrant essentiellement sur un contour. J’insère ensuite cette figure dans une autre figure, géométrique celle-là, un carré qui renvoie au carré archéologique des fouilles. C’est une extension du dessin originel et une délimitation qui à la fois concentre et ouvre un espace. Je reproduis cet état en un dessin au format plus grand (1m x 1m ou 50 cm x 50 cm jusqu’à présent) qui me sert de patron pour réaliser un nouveau dessin, celui-là en fil de fer de 4 mm de diamètre. Il va sans dire que des pertes se sont produites depuis l’image originelle. Ce dessin en fil de fer est réalisé en suivant le patron avec pince, pince-étau, marteau, tube, alternativement à plat et en l’air avec quelques sensations douloureuses dans les mains et les doigts.

Je dépose donc ce dessin, cet objet, sur le support provisoire et le parcours en le couvrant d’une pâte à papier, fabriquée de déchets, dont on peut faire l’analogie avec la peinture. Car la peinture, outre l’effet coloré qu’elle produit, peut avoir cette consistance pâteuse, et être considérée pour cette qualité de masse, d’objet avant l’effet de sa couleur. Néanmoins, je ne me prive pas de jouer avec la couleur en adjoignant, selon diverses façons, aux pâtes à papier, des grains de pigments. Il y a comme une mutation du rôle des matériaux d’une situation traditionnelle qui est de mettre de la peinture sur un dessin qui est lui-même sur un support parfois en papier. Il y a l’option aussi de considérer le support, le dessin, la peinture comme des objets dans leurs métamorphoses réciproques et leur combinaison. Le papier, qui est habituellement support, est un constituant qui devient matière/couleur activée au même titre que la peinture. Le dessin qui est habituellement accompli sur un support est lui-même un objet support supplémentaire sur lequel se déverse de la matière. Le mode opératoire et ses constituants ne sont plus dans l’ordre et la situation habituels et la production des formes, leurs caractéristiques, tient à ces états inhabituels.

L’opération de positionnement de la pâte sur le dessin en fil de fer étant réalisée, je recouvre l’ensemble d’un autre film plastique puis d’une autre plaque de bois que l’on pourrait nommer deuxième support, sur laquelle je dépose des poids pour exercer une pression et faire s’écouler l’eau de la pâte à papier. Cette situation peut faire penser à un hamburger mais aussi à un coffrage de maçonnerie sauf que le sandwich se « mange » en entier alors que le coffrage, lui, disparaît, certes en laissant quelques indices de son passage.

Vient le temps du séchage pendant lequel le fil de fer, au contact de la pâte humide, produit de la rouille (machine à couleur) qui se diffuse dans celle-ci. À un certain moment, après retournements successifs avec toujours une face à l’air libre, le dessin/objet/support/fil de fer est enlevé laissant son empreinte en creux dans la pâte et son dépôt de rouille. Lorsque la pâte, en forme de feuille, est sèche et durcie puis séparée du support préalable, j’adapte et colle un châssis en bois au dos pour éviter d’éventuelles brisures au cours des manutentions et présentations.

Cette mise en œil par l’écrit d’un mode opératoire que son résultat ne révèle pas au premier regard, se veut descriptive mais aussi conceptuelle dans la mesure où des notions comme support, dessin et peinture sont à reconsidérer selon leur façon d’exister, d’apparaître ou disparaître lors d’un processus. Ce qui est à voir est ce que l’on ne voit peut-être pas, ce que l’on ne voit pas est à voir spéculativement ce qui n’exclut pas sensations ou sentiments et émotions. Le temps du voir, quel que soit son ou ses moteurs, doit se moduler sur les temps de l’œuvre grâce à ses stigmates révélateurs, pour avoir quelque espoir de visions. Vaincre la contradiction entre l’objet unique final, éblouissant, et la quantité d’objets distincts, de situations et de gestes qui le permettent donne sens. J’ai rêvé, et rêve encore, d’une peinture qui suscite ses dessous ; une apparition qui n’affaiblirait pas le désir et l’accomplissement du plaisir mais l’exaspèrerait.

Miguel été 2019

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